Comme j'ai longtemps habité les Laurentides, une région montagneuse du Québec à une cinquantaine de kilomètres de Montréal, le nom de Tammy Osler revenait régulièrement dans les conversations gravitant autour de l'art et de la création artisanale contemporaine. Dernièrement, j'ai lu un article intéressant sur l'artiste dans le journal culturel Traces, et lorsque Tammy m'a envoyé une invitation pour sa prochaine exposition «Fraction nature : Pixels et points», j'ai voulu mieux la connaître.
Entrevue avec une douce passionnée:
Une oeuvre inspirée... par des champignons :) |
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Tammy Osler, pourquoi avoir choisi le textile comme matière? Ça vient de l'enfance? Petite, vous aimiez les textures? Les couleurs?
Il y a trois matières pour lesquelles j’ai une affinité... J’adore et j'admire le verre, mais j’ai peur des éclats, j’aime avoir les mains plein de terre, la sculpter et la sentir sous mes doigts, mais je fais de l’exéma... finalement, j'aime le textile et je n'ai aucun problème à le travailler! Le textile... cette matière omniprésente, qui passe inaperçue. Il décore nos maisons, nous habille, nous réconforte et nous réchauffe quand le besoin y est. Anciennement, le textile était prisé pour ces mêmes raisons. Aujourd’hui la plupart des gens ne savent pas reconnaître un tricot d’un tissu! Je suis de ceux qui portent un foulard en été, j’ai presque toujours un chandail à portée de main et une couverture près de mon fauteuil. En plus, je suis fascinée par le simple fait qu’avec deux bouts de broches et du fil, on puisse créer à peu près n’importe quoi... même des images. Le textile fait partie de moi... C’est une matière que j'aime, sensuelle et chaude.
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Étant jeune, pendant mes camps d’été, j’adorais mes cours de bricolage et de nature. J’imagine que mon amour de la nature, du vivant en fait, viens de là et aussi du fait que j’ai grandi à Laval au bord de l’eau. Je passais mes journées dans les champs, les boisés à l’entours et sur le bord de la rivière... J'admirais les fleurs de trèfle, les pissenlits en graines, les couleurs des pierres dans l’eau, le scintillement des écailles des poissons ou les textures d’une carapace de tortue. Je ne sais pas comment dire... Je peux passer des heures à ne pas bouger et à admirer la vie, le soleil sur l’eau, les vagues…. Les textures et couleurs me semblent naturelles à admirer.
J'ai lu que petite, à la maison, on parlait «bilingue»! Comment ça se passait le passage du francais à l'anglais chez vous?
En fait ce n’est pas très compliqué. Mes parents se sont divorcés quand j’étais jeune. Puis je suis allée vivre avec mon père et sa femme qui est francophone. À l’époque, il n’y avait pas d’école anglaise à proximité alors je suis allée à l’école française la plus proche. J’avais 7 ans et je commençais ma 2eme année. Toutes mes études ont été faites en français par la suite. Je parle en français avec Solange (qui je considère comme ma mère) et en anglais avec mon père. Avec ma sœur et mon frère ont parle «franglais» un mélange d’anglais et de français! Pour ma part, je me considère autant anglaise que française avec un petit penchant pour le côté français. J’ai réalisé (avec le temps) que l’appartenance vient avec la langue la plus parlée. Comme je parle plus souvent en français qu’en anglais, je me considère plus francophone qu’anglophone même si ma langue maternelle est l’anglais.
Osler, c'est de quelle origine?
C'est originaire d'Angleterre. C’est un dérivé de «Hosteler» ( keeper of a hotel ) comme «Meunier» ou tout autre nom qui indiquait un métier.
Tammy, comment ça se passe quand vous créez? Vous faites une photo, ensuite une sérigraphie que vous brodez? Le processus est long?
Comme je travaille avec plusieurs médiums, tout dépend du rendu que je veux transmettre à l’œuvre. Par contre, tout commence par une photographie, oui. Mes photographies sont le fruit de ma création à l’état pur. Je ne «stage» rien. C’est toujours un heureux hasard, d’être sur le même chemin ou être à la même place et au même moment de quelque chose qui m’allume. Cela peut être le rayon de lumière qui passe à travers une vitre givrée, des gouttes de pluies qui pendent aux bouts de pétales qui tombent, la brume d’un plan d’eau qui givre des baies. Mais c’est aussi la texture de la rouille sur un lampadaire à un arrêt d’autobus et l’eau minéralisé qui fuient et qui se cristallise sur les tuiles dans le métro. (Cet hiver j’étais dans un Spa dans les Laurentides et j’étais littéralement fascinée par des amas de givres qui s‘étaient formés par la brume et le vent. On aurait dit un village miniature de structures organiques et évidement je n’avais pas ma caméra pour photographier ces petites habitations fragiles et temporaires……)! Je ne sais jamais ce que je vais voir et c’est ce que j’aime tant dans la photographie. C’est vraiment pénible de marcher avec moi car j’arrête à tout bout de champ pour admirer quelque chose, caméra ou pas…
Inspiré par une écorce...
L’exposition
FRACTION
NATURE
PIXELS ET POINTS
fait le pont entre mes deux médiums.
Mes images macrophotographique sont traduites en broderie, retravaillées, puis redeviennent des images planes qui sont retravaillées à leur tour ou pas. |
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Pour mes pièces brodées c’est le mélange création qui rencontre la technique. Il y a plusieurs façons de broder. On peut broder à la main avec une aiguille, avec un crochet (paillettes), à la machine à coudre ou à la machine à broder. Comme je voulais revisiter une ancienne technique de la renaissance avec les outils d’aujourd’hui et que je voulais donner un rendu photographique à mes œuvres, j’ai décidé de me perfectionner avec la technique de la broderie machine. Le processus de création est assez long. Tout d’abord, il me faut une image que je vais pouvoir travailler avec un nombre limité de couleurs et de nuance. Par la suite, je l’étudie et la divise (dans ma tête) aux nombres de couleurs et de nuances pour chaque couleur que je vais avoir de besoin. Ensuite, je fais mon choix de fils en fonction de ce que je veux mettre en avant plan et en arrière plan. Comme je ne peux pas inventer les couleurs de fils (comme un peintre qui crée sa couleur à partir de pigments) j’ai un inventaire de fils variée de toute sorte de qualité: des fils mat, brillants, plus gros, plus mince, des soies, cotons, rayonnes, viscoses, polyester etc. Chacun va réagir différemment une fois que la lumière du jour va l’éclairer et ils vont aussi réagir différemment une fois mises les uns à coté des autres. Une fois que j’ai fait une sorte de «mise en place imaginaire», je suis prête à commencer à créer mes points. J’utilise le traitement de l’image avec ma photographie comme image de fond pour bâtir tous mes couches de points. Dépendamment des choix que j’ai fait. J’ai en moyenne de 13 à 21 couches à créer. Cette étape est très longue et il y a souvent plusieurs versions qui restent virtuelles et ne sont jamais brodées. Une fois que je suis satisfaite du rendu virtuel de ma broderie, je l'exécute à la machine. C’est ici que je commence à voir si je me suis trompée... ou pas! Dépendamment du nombre de points et des changements de couleurs, la broderie va prendre entre 8 et 28 heures à broder... Des fois, tout peut mal aller! Comme je ne prends pas des fils qui sont nécessairement fait pour broder, les fils cassent, boulochent, tirent… C’est la partie la plus stressante de tout le processus! Une fois ce processus fini, j’ai des «millions» de petits fils à couper avec de très petits ciseaux... Et encore là ce processus dure entre 4 et 20 heures. Une fois fait, si je vois qu’il manque des détails, je les brode à la main.
Comme je ne peux pas savoir, avant d’avoir fini tout le processus, si le résultat me plait, je dois aller jusqu’au bout. J’ai des pièces que cela fait 6 fois que je recommence et ça ne fonctionne toujours pas!!! Je ne suis pas certaine si c’est la construction des points, le choix des couleurs ou la qualité des fils mais une fois fini ce n’est toujours pas à mon goût. Si tout fonctionne comme je le veux, je calcule qu’en moyenne, une broderie me prend une quarantaine d’heures à faire pour une petite et le double (ou plus) pour une grande.
L’exposition fraction nature : pixels et points fait le pont entre mes deux médiums. Mes images macrophotographique sont traduites en broderie, retravaillées, puis redeviennent des image planes qui sont retravaillées à leur tour ou pas. Les pièces qui sont dans l’exposition sont le produit de mon exploration avec l’impression grand format sur divers tissus et papiers. Utilisant mes images macrophotographiques et des images de ces mêmes photographies reproduites en broderies, je me suis inspirée de la pixellisation photographique, de la fragmentation de l’image utilisée en textile et de sa reconstruction faites de fils. Mes pièces font soit référence au canevas de couleurs pour «petits points» (fusion), à la reconstruction de l’image par fragments tissés (amalgame) ou bien la reconstruction de l’image en fils (transition). J’amalgame donc «littéralement» mes images photographiques avec l’image de mes broderies.
La broderie est un art de gestes répétitifs qui demande de la patience, non? À quoi songez-vous quand vous brodez? Entrez-vous dans un état... méditatif?
Dans mon cas quand je brode, je dois être attentive à tout ce que je fais et à tout moment. Quand je tricote ou je tisse, il y a effectivement un rythme qui se fait. Habituellement je pense à mon prochain projet, aux choses que j’aurais pu faire différemment sur le projet que je suis en train de travailler, à diverse modifications et comment le rendre encore mieux… Quand je coupe mes fils, il y a aussi un effet méditatif mais c’est un état méditatif créatif.
Puisque le coupage des fils me fait redécouvrir ma pièce brodée en dessous, chaque fils que je coupe doit être pensé et pesé le pour et le contre car parfois je laisse des fils qui ne devraient pas figurer là. Pour cette raison, je travaille sur plusieurs pièces en même temps pour ne pas devenir obsessive sur une pièce et pour être certaine de voir chaque pièce pour elle-même. Habituellement j’ai une pièce sur laquelle je coupe les fils et une autre au loin que j’observe du coin de l’œil. Quand je vois ce qui ne fonctionne pas, je reprends celui qui était au loin et je mets celui sur lequel je travaillais à sa place et ainsi de suite jusqu'à ce que j’aie fini.
Photo : Tammy Osler
La nature vous inspire beaucoup et vous appréciez la solitude. Que faites-vous comme passe-temps lorsque vous ne travaillez pas?
J’aime beaucoup marcher et jardiner mais ma deuxième passion c’est les livres. J’adore lire et m’imprégner de l’imaginaire que quelqu’un d’autre. J’imagine que je pourrais dire que je suis une rêveuse née? Quand je photographie, dans ma tête, je photographie une histoire que je me raconte en même temps. Que ce soit dans la glace, les feuilles ou les roches, il y a toujours une histoire qui évolue, aux grés des saisons et de la vie. Quand je brode ou crée, je me sens comme si j’écrivais ces histoires. Mes différents points me font souvent penser au geste de l’écriture. Alors quand je lis, je me dis que c'est l’histoire que quelqu’un d’autre s’est racontée, et j'aime me perdre dans son monde.
Les prix de vos oeuvres se situent actuellement dans quelle gamme?
Entre $250.00 et $2 500.00
Parmi vos réalisations, pour laquelle aimeriez-vous qu'on vous reconnaisse?
C’est difficile à répondre. J’imagine que la vraie réponse est pour l’œuvre que je n’ai pas encore créée! J’aime beaucoup chaque pièce que j’ai réussis et qu'à prime abord, je ne pensais pas être capable de faire. J’ai plusieurs pièces dont je suis fière car ils marquent une étape dans ma création. Présentement, j’ai une série photographique que j’aime tout particulièrement. Mes dernières pièces dans l’exposition me font aussi très plaisir. Et je crée présentement (dans ma tête) toute une nouvelle série brodée que j’ai hâte de voir en vrai.
Broderie sur papier couché : Ardoise No.1 |
Photographie : Bouleau (Série Structures) |
Tech Mixte : Oeil de poisson |